Quand ils
arrivèrent au minibus Volkswagen, la nuit était presque tombée. Le minibus était couché sur le côté. Heureusement, la nuit tombait si vite qu’on ne voyait qu’à peine les cadavres des trois ou quatre occupants fouillis de bras et de jambes entremêlés. Le Kid dépassa le minibus et s’arrêta sur l’accotement, regardant l’endroit où ils avaient bien failli rester dix heures plus tôt. On voyait encore la trace d’un pneu. Mais l’autre trace avait disparu avec le bas-côté.
– Non, pas moyen, dit le Kid, à moins de bouger un peu ce tas de ferraille. Ta gueule, c’est moi qui cause.
Un instant, La Poubelle eut envie de foncer sur le Kid et de le faire basculer dans le vide. Mais le Kid se retourna, les deux pistolets aux poings.
– Mais dis donc, La Poubelle, t’en as des vilaines idées dans ta petite tête. Et ne me dis pas le contraire. Tu me la feras pas à moi.
La Poubelle secoua énergiquement la tête pour protester.
– Me prends pas pour un con, La Poubelle. T’as vraiment pas intérêt. Maintenant, pousse le minibus. Grouille-toi.
Je te donne un quart d’heure.
Une Austin se trouvait là, en travers de la ligne médiane. Le Kid ouvrit la portière du passager, sortit nonchalamment le cadavre gonflé d’une adolescente (quand son bras se détacha, il le lança derrière lui, comme un pique-niqueur distrait lance la cuisse de poulet qu’il vient de terminer), puis il s’assit dans le siège baquet, les pieds sur la chaussée. Commodément installé, il fit un geste amical avec ses deux pistolets dans la direction de La Poubelle qui attendait, la tête rentrée dans les épaules, tremblant de tous ses membres.
– Tu perds du temps, ma petite poule.
Puis le Kid renversa la tête en arrière et se mit à chanter :
– Tiens… voilà Johnny qui se pointe, la bite à la main, Johnny qui n’a qu’une couille, Johnny qui part au rodéo… Très bien, La Poubelle, tas de merde, au boulot, il te reste douze minutes seulement… en avant, marche ! Allez enfoiré de mes deux, oh… hisse !
La Poubelle s’appuya sur le minibus, arqua les jambes et poussa de toutes ses forces. Le minibus avança un peu, de cinq centimètres peut-être. Et dans son cœur, La Poubelle sentit renaître l’espoir – mauvaise herbe indestructible du cœur humain. Le Kid était complètement dingue, ce que Carley Yates et ses copains auraient appelé dingue comme une grenouille en rut. S’il arrivait à balancer le minibus dans le vide, s’il réussissait à dégager la voie pour le précieux coupé du Kid, le cinglé lui laisserait peut-être la vie sauve.
Peut-être.
Il baissa la tête, saisit le pare-chocs du minibus et poussa de toutes ses forces. Un éclair de douleur traversa son bras brûlé et il sut que la blessure à peine cicatrisée allait bientôt se rouvrir et que la douleur serait atroce.
Le minibus avança encore d’une dizaine de centimètres. La Poubelle était en nage. Une goutte de sueur tomba de son sourcil dans son œil, brûlante comme de l’huile de moteur.
– Tiens… voilà Johnny qui se pointe, la bite à la main, Johnny qui n’a qu’une couille, Johnny qui part au rodéo…, chantait le Kid. En avant, marche ! Oh… hisse !
La petite chanson se cassa net, comme une brindille sèche. La Poubelle leva les yeux, inquiet. Le Kid était sorti de l’Austin. Il était debout, tourné vers la pente rocailleuse et broussailleuse qui s’élevait derrière eux, masquant une bonne moitié du ciel.
– Bordel, qu’est-ce que c’était ?
murmura le Kid.
– Je n’ai rien enten…
Puis il entendit quelque chose. Un petit bruit de pierre, de l’autre côté de la route. Et son rêve lui revint tout à coup, fulgurant, un souvenir qui lui glaça le sang et fit s’évaporer toute la salive de sa bouche.
– Qui est la ? cria le
Kid. Répondez, nom de Dieu ! Répondez ou je tire !
Il obtint une réponse, mais pas d’une voix humaine. Un hurlement monta dans la nuit comme une sirène rauque, monta puis s’éteignit brusquement dans un grognement guttural.
– Merde alors ! fit le
Kid d’une toute petite voix.
De l’autre côté de l’autoroute, des loups descendaient la pente, traversaient la bande médiane, des loups gris aux yeux rouges qui retroussaient leurs babines, découvrant des crocs menaçants. Ils étaient plus de deux douzaines. La Poubelle, perdu dans une extase de terreur, fit encore pipi dans son pantalon.
Le Kid fit le tour de l’Austin et tira deux fois. Des éclairs sortirent des deux canons et le bruit des coups de feu résonna dans les montagnes, comme un grondement de barrage d’artillerie. La Poubelle lança un cri et s’enfonça les doigts dans les oreilles. La fumée bleue de la poudre s’effilochait, emportée par la brise. L’odeur de la cordite lui piquait le nez.
Les loups continuaient à avancer, au petit trot, ni plus vite ni plus lentement que tout à l’heure. Leurs yeux… La Poubelle ne pouvait s’empêcher de regarder leurs yeux. Ce n’étaient pas des yeux de loups ordinaires, oh non. C’étaient les yeux du Maître pensa-t-il. Leur Maître et le sien. Tout à coup, il se souvint de sa prière et la peur le quitta aussitôt. Il se déboucha les oreilles. Il oublia la grosse tache qui s’élargissait sur son pantalon. Et il se mit à sourire.
Le Kid avait vidé ses deux pistolets. Trois loups gisaient par terre. Il rengaina les 45 sans essayer de les recharger et se tourna vers l’ouest. Il fit une dizaine de pas, puis s’arrêta.
D’autres loups s’avançaient, serpentant entre les voitures dans la nuit, comme des lambeaux de brume. L’un d’eux leva la tête et lança un hurlement. Puis un deuxième, un troisième. Et maintenant, tous hurlaient à la lune. Puis ils reprirent leur marche.
Le Kid reculait. Il essayait de recharger un de ses pistolets, mais ses doigts mous laissaient s’échapper les balles. Soudain, il renonça. Le pistolet tomba de sa main et rebondit sur la chaussée. Comme si c’était un signal, les loups se précipitèrent vers lui.
Avec un cri perçant de terreur, le Kid fit demi-tour et se précipita vers l’Austin. Son deuxième pistolet tomba par terre et rebondit sur la chaussée. Avec un grondement sourd, déchirant, un loup bondit sur lui au moment où il plongeait dans l’Austin et refermait la porte.
Il était temps. Le loup frappa contre la portière en grondant, faisant rouler ses horribles yeux rouges. D’autres vinrent le rejoindre et l’Austin fut bientôt encerclée. Derrière la vitre, le visage du Kid ressemblait à une petite lune blafarde.
Puis l’un des loups s’avança vers La Poubelle, baissant sa tête triangulaire, ses yeux scintillant dans la nuit comme deux lampes-tempête.
Je te donnerai ma vie…
D’un pas décidé, La Poubelle s’avança à la rencontre de la bête. Il lui tendit sa main brûlée et le loup la lécha. Puis la bête s’assit à ses pieds, sa grosse queue hirsute entre les jambes.
Le Kid le regardait, bouche bée.
La Poubelle se tourna vers lui, un sourire moqueur aux lèvres, puis lui fit un geste obscène avec l’index.
Avec l’index et le majeur.
– Va te faire foutre ! hurla-t-il.
T’es enfermé ! Tu m’entends ? T’AS COMPRIS, OU FAUT QUE JE TE
FASSE UN DESSIN ? TA GUEULE, C’EST MOI QUI CAUSE !
La gueule du loup se referma doucement sur la main droite de La Poubelle qui baissa les yeux Debout à côté de lui, le loup le tirait doucement l’entraînait vers l’ouest.
– D’accord, dit La Poubelle d’une voix très calme. D’accord, on y va.
Il se mit à marcher et le loup lui emboîta aussitôt le pas, comme un bon chien. Puis cinq autres vinrent les rejoindre. La Poubelle avait maintenant son escorte, un loup devant, un autre derrière, deux de chaque côté.
Il s’arrêta pour regarder derrière lui. Et jamais il n’allait oublier ce qu’il vit : les loups étaient sagement assis autour de la petite Austin, formant un cercle gris, et derrière la vitre de la portière on voyait la bouche du Kid s’ouvrir et se refermer au milieu de l’ovale blafard de son visage. Les loups se léchaient les babines, semblaient ricaner en regardant le Kid. On aurait dit qu’ils se moquaient de lui qu’ils lui demandaient s’il comptait toujours faire la peau de l’homme noir. La Poubelle se demanda combien de temps ces loups resteraient là, assis autour de la petite Austin, encerclant le Kid de leurs dents menaçantes. Le temps qu’il faudrait, naturellement. Deux jours, trois, peut-être quatre. Le Kid allait rester assis derrière sa vitre. Rien à manger (sauf s’il y avait eu un passager avec l’adolescente, naturellement), rien à boire, plus de cinquante degrés dans la petite voiture quand le soleil frapperait de plein fouet. Et les bons chiens de l’homme noir attendraient que le Kid meure de faim, ou que la folie lui fasse ouvrir la porte pour tenter de s’enfuir. La Poubelle éclata de rire dans le noir. Le Kid n’était pas très gros. À peine une bouchée pour chacun. Une bouchée qui les empoisonnerait peut-être.
– T’as compris ? cria-t-il aux étoiles. Ta gueule, c’est moi qui cause, ou faut que je te fasse un dessin !
Enfoiré de mes deux !
Ses compagnons trottinaient à côté de lui sans se soucier de ses hurlements. Lorsqu’ils arrivèrent à la hauteur du coupé du Kid, le loup qui le suivait s’approcha de la voiture, flaira l’un des énormes pneus Goodyear, puis, avec un rictus sardonique, leva la patte et fit pipi. La Poubelle éclata de rire, si fort que des larmes perlèrent au coin de ses yeux, roulèrent le long de ses joues que dévorait une barbe de plusieurs jours. Comme un plat qui mijote, sa folie n’attendait plus que le soleil du désert pour devenir complète, pour prendre enfin toute sa délicate saveur.
La Poubelle marchait, accompagné de son escorte. Les voitures étaient de plus en plus serrées sur la route et les loups rampaient silencieusement dessous, traînant le ventre sur la chaussée, ou grimpaient sur les toits et les capots – silencieux compagnons aux yeux si rouges, aux crocs si blancs. Quand ils arrivèrent au tunnel Eisenhower, un peu après minuit, La Poubelle n’eut pas d’hésitation et s’enfonça dans l’énorme gueule béante. De quoi aurait-il eu peur ? De quoi aurait-il pu avoir peur, entouré d’une pareille escorte ?
Mais la route était longue dans le noir et, presque aussitôt, il perdit la notion du temps. À tâtons, il passait d’une voiture à l’autre. Une fois, sa main s’enfonça dans quelque chose de mouillé et de mou. Un jet de gaz puant s’échappa en sifflant. Même alors, il ne vacilla pas. De temps en temps, il voyait des yeux rouges dans l’obscurité, devant lui, ces yeux rouges qui le conduisaient.
Puis il sentit que l’air se faisait plus frais et il pressa le pas. Il trébucha, perdit l’équilibre et se cogna la tête contre un pare-chocs. Peu après, il leva les yeux et vit les étoiles qui pâlissaient dans l’aube naissante. Il était sorti.
Ses gardiens s’étaient évanouis. Mais La Poubelle tomba à genoux et se lança dans une longue prière confuse, incohérente.
Il avait vu à l’œuvre la main de l’homme noir, il l’avait vue de ses yeux.
Malgré tout ce qui lui était arrivé depuis qu’il s’était réveillé la veille pour découvrir le Kid en train d’admirer sa coiffure dans la glace de la chambre du Golden Motel, La Poubelle était trop énervé pour dormir. Il continua à marcher, laissant derrière lui le tunnel. La route était toujours encombrée de voitures mais, cinq kilomètres plus loin, elle commença à se dégager et il put avancer plus facilement. De l’autre côté de la bande médiane, les véhicules immobilisés s’étendaient à perte de vue devant l’entrée du tunnel.
À midi, il arriva à Vail, petite ville perdue au fond d’une vallée. La fatigue tomba sur lui d’un seul coup. Il cassa une vitre, ouvrit une porte, trouva un lit. Et il s’endormit aussitôt jusqu’au lendemain matin.